3
Ninian se glissa sans bruit à côté de Priscus qui lui jeta un regard interrogateur. D’une simple moue, il laissa entendre à son ami que l’espoir de sauver Servius était faible. Enfin l’abbé prononça les paroles qui achevaient la messe.
— Ite missa est.
Les moines sortirent en silence mais, à peine franchie la porte de la chapelle, assaillirent Ninian de questions.
— Il est mourant, expliqua-t-il. Le jeûne l’a trop affaibli.
— Que dis-tu là ?
La voix autoritaire de l’abbé fit sursauter Ninian. Il se retourna en rougissant.
— Je dis que frère Servius, en raison de son grand âge et de la maladie qui l’a affecté, supporte mal le jeûne. Il est à l’agonie. C’est ce que pense frère Pandarus, ajouta-t-il précipitamment devant l’air courroucé de son supérieur.
Il eut aussitôt honte de se défausser sur Pandarus. Quelle lâcheté ! Pourquoi n’était-il pas capable d’affirmer ce qu’il pensait haut et fort ? De quoi avait-il peur ?
— Pandarus a sans doute raison, déclara l’abbé.
Il y eut un instant de flottement.
Les moines jetèrent des regards furtifs à leur supérieur et à Chanao qui écoutait Ninian, les bras croisés et l’air méprisant. Un fol espoir naquit en Ninian qui suggéra :
— Il suffirait peut-être de lui donner du lait avec du miel pour qu’il reprenne des forces. Ensuite, si tu lui permets un régime moins sévère, un peu de viande, deux fois par semaine…
— C’est hors de question, rétorqua l’abbé d’un ton sec.
— Mais père abbé, il va mourir si…
— Et alors, mon frère ! l’interrompit Chanao d’un ton railleur. Une fois encore, ton esprit s’égare. Tu restes attaché aux illusions de ce monde ! Ne comprends-tu pas qu’il n’est rien de plus beau pour un moine que d’achever sa vie en servant notre Seigneur Jésus-Christ ? Du lait et du miel, vraiment !
Son ton hautain fit sortir Ninian de ses gonds.
— Saint Basile lui-même prône la modération dans l’ascèse, répliqua-t-il, et admet qu’un moine à l’estomac fragile boive du vin et non de l’eau !
Chanao accueillit ses paroles avec un ricanement. Les yeux de l’abbé se plissèrent et fixèrent Ninian avec froideur.
Les autres moines se replièrent. Jamais personne ne s’était opposé à l’abbé si directement.
— Assez ! s’exclama celui-ci d’un ton froid et cinglant. Saint Basile, cher frère érudit, a aussi décrété que, dans les monastères, c’était au supérieur de juger de ces choses, et non aux moines. Tu méditeras cela dans ta cellule, ce soir, au lieu de prendre part au repas. Maintenant, va. Il me semble que le potager a besoin d’être bêché.
Sa voix était restée égale mais chaque mot était acéré comme un coup de poignard. Ninian baissa la tête en signe d’obéissance et se dirigea vers le muret qui séparait l’espace sacré du monastère de l’espace profane où les moines travaillaient la terre. Il n’était pas besoin de beaucoup d’imagination pour se figurer l’air satisfait que devait arborer le visage simiesque de Chanao.
Malgré la fatigue et la faim, bêcher lui ferait le plus grand bien.